Investissements industriels
«… l’Uruguay a suivi une stratégie visant à promouvoir les investissements et à diversifier les exportations, tant sur le plan des marchés, tournés davantage vers l’Asie et moins l’Argentine et le Brésil, que sur le plan des produits exportés, visant à réduire la proportion des exportations agricoles sans valeur ajoutée. C’est une décision cruciale pour un pays jadis dépendant de son commerce avec l’Europe puis avec l’Argentine et le Brésil, qui représentaient jusqu’à une date récente la moitié de son commerce extérieur. Plus important encore, pendant les dix années de son gouvernement, la gauche a activement cherché à favoriser la création d’emplois et d’infrastructures modernes dans les domaines des transports et des installations portuaires mais aussi dans la diversification des sources d’énergie. Ce dynamisme s’est reflété dans l’inversion des flux migratoires : depuis 2010, l’Uruguay n’est plus un pays d’exode….
Ainsi, le gouvernement a opté pour une série d’investissements sous la forme d’usines liées à l’économie d’extraction et l’exportation de matières premières car ils sont corrélés à la construction de ports qui, le gouvernement l’espère, donneront un avantage d’intégration régionale au pays. Les usines de pâte à papier et les mines de fer sont associées à la construction de ports dans le littoral atlantique ou sur le fleuve Uruguay. Le complexe minier « Aratirí » de la compagnie multinationale Zamin Ferrous (Grande-Bretagne et Suisse) est actuellement en cours d’évaluation. Avec un investissement de 3 milliards de dollars, l’Uruguay deviendrait le huitième producteur mondial de minerai de fer pour la production d’acier, et serait doté du plus important port en eaux profondes de l’Amérique du Sud. C’est ce dernier volet du projet qui intéresse le gouvernement, ce qui a amené le président Mujica à déclarer que la construction de ce port situé à l’Est du pays, sur l’Océan Atlantique, était « la décision de politique étrangère la plus importante de [son] gouvernement » (El Observador, 04 juillet 2012).
L’Uruguay espère ainsi rendre son littoral attractif aux exportations brésiliennes et argentines ainsi que paraguayennes et même du Sud de la Bolivie. Un enjeu qui pourrait lui donner la possibilité de reconstruire ses chemins de fer – un investissement sinon impossible pour un État si faiblement peuplé – et de s’ériger comme une des portes de sortie du Mercosur (Marché commun des pays d’Amérique du Sud)… Dans le cadre d’une augmentation spectaculaire de la consommation d’énergie (la consommation industrielle a été multipliée par 2 entre 2007 et 2011), la compagnie publique UTE a amené la production d’électricité d’origine éolienne à près de 30% du total en 2011, quand elle était quasiment inexistante (moins de 1 %) en 2003 (MVOTMA, Ministère de l'Habitat, de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement, 2012). Avec cette même visée de la diversification des sources d’énergie, la compagnie de combustibles (ANCAP) et celle de l’électricité (UTE) ont initié la construction d’une usine de regazéification à l’Est de Montevideo pour un investissement total de 1,12 milliard de dollars.
L’Uruguay décide ainsi d’introduire le gaz naturel à grande échelle, ressource dont le pays était privé jusqu’ici. Cette usine de regazéification est installée en mer, dans l’estuaire du Rio de la Plata ce qui nécessite aussi la construction d’un port. Avec la modernisation du port de Montevideo, ces grands projets d’investissement visent à sortir l’Uruguay des formes de dépendance qui ont enfermé son économie par un élargissement de sa base économique et par une intégration physique de son territoire au sein du Mercosur à travers le bassin du Rio de la Plata… », extrait de l’article José Mujica. Un homme politique au pouvoir, écrit par Denis Merklen, en 2014
Avancées sociétales
En octobre 2012, le Parlement vote la légalisation de l’avortement dans un pays profondément catholique. Contrairement à son prédécesseur, qui avait mis son veto, Mujica fait avaliser la mesure.
En avril 2013, les représentants approuvent définitivement un dispositif ouvrant le mariage aux couples de même sexe.
Le 6 mai 2014, Mujica signe une loi légalisant le cannabis et régule toute sa chaîne de production sous l’autorité de l’État. Par la même occasion, il réduit l’impact des narcotrafiquants, dans ce petit pays de trois millions d’habitants.
Fait notable, l’élection de José Mujica en 2010 a toutefois été marquée par deux défaites de la gauche lors des référendums sur l’amnistie et sur le droit de vote des Uruguayens à l’étranger. Ces circonstances ont provoqué des tensions entre la gauche politique et ses soutiens dans les mouvements sociaux, les milieux associatifs et culturels.
Politique étrangère
«… Mujica a très vite explicité sa conception de la politique étrangère dans le cadre d’une nouvelle conjoncture internationale, qui modifie la carte de l’Amérique. De son point de vue, « le Brésil est un continent, et il le sera davantage s’il prend sa responsabilité historique de leadership sans écraser. Et comme le gouvernement actuel du Brésil est franchement républicain, je pense qu’il va assumer cette tâche qu’il a devant lui. Et nous les petits, nous aurons l’indépendance de la lui rappeler à tout moment. Parfois, être petit a ses avantages car on peut dire avec clarté ce qu’on pense. Nous devons aider le Brésil dans cette tâche ». Pour Mujica, il est clair que « les dimensions et les défis que le Brésil a devant lui le conduisent inévitablement à devenir un grand acteur de la scène mondiale. Cet acteur a besoin d’un support et ce support c’est l’ensemble des pays latino-américains qui l’accompagnent à travers l’UNASUR (Union des nations sud-américaines)… », extrait de l’article José Mujica. Un homme politique au pouvoir, écrit par Denis Merklen, en 2014
Politique intérieure
«… Sur le plan intérieur, José Mujica ne bénéficie pas cependant d’une si grande réputation. Ce n’est plus le cadre international où il apparaît simplement comme une voix. À l’intérieur des frontières, il gouverne, prend des décisions, fait des choix et des déclarations qui heurtent certaines catégories sociales et certains groupes politiques, dont les fonctionnaires, par exemple. Anarchiste de formation, Mujica n’a jamais cessé de se méfier de l’État qu’il voit comme une bureaucratie, comme un organisme qui se situe aux antipodes de sa conception de la politique. Il admet que dans les conditions actuelles du capitalisme, l’État est la seule structure capable de faire face aux aspects les plus dévastateurs de l’intérêt économique. Mais il pense aussi que, nichée au sein de l’État, la politique se corrompt et perd son âme. Alors José Mujica le dit, le répète et insiste, choquant à la fois syndicats et fonctionnaires mais aussi la plupart des autres membres de la gauche qui au sein du Frente Amplio ne partagent pas sa pensée… », extrait de l’article José Mujica. Un homme politique au pouvoir, écrit par Denis Merklen, en 2014
«… Le même conflit se présente avec une certaine manière de vivre la profession d’intellectuel [Dansilio, 2014, p. 87-116]. Cela faisait des décennies, au moins depuis les années 1970, que chercheurs, enseignants, étudiants, journalistes et artistes ne bénéficiaient pas d’un espace institutionnel et d’une situation économique équivalente à celle qui est la leur aujourd’hui. Cependant, Mujica a, à plusieurs reprises, offensé ces catégories par des déclarations qui les renvoient vers ce qu’il conviendrait d’appeler leur côté petit-bourgeois. Mujica veut un monde intellectuel connecté avec le monde de la production et par-dessus tout, des intellectuels qui ne se désolidarisent pas du sort de ceux qui n’ont pas mené de longues études, dont la vie est souvent limitée à un travail manuel ou répétitif. Comme le reste des gauches latino-américaines, la gauche uruguayenne a, elle aussi, favorisé la formation d’une classe moyenne à la fois jeune et progressiste, les yeux rivés vers un avenir que ses membres perçoivent mondialisé. Cette jeunesse-là ne se reconnaît que partiellement dans ce dirigeant dont elle sent une certaine pudeur à chaque fois qu’il s’exprime et se comporte comme un vieil homme du peuple. Ainsi, Mujica fait l’objet de fréquentes moqueries dans les réseaux sociaux. Au début des années 2000, sa critique de la politique traditionnelle avait su gagner la sympathie d’une jeunesse qui voyait en lui celui qui serait capable de rendre visible le caractère désuet et arriéré des élites politiques du pays. Mais aujourd’hui le président Mujica a probablement perdu en partie cette aura auprès des classes moyennes jeunes et diplômées de Montevideo… », extrait de l’article José Mujica. Un homme politique au pouvoir, écrit par Denis Merklen, en 2014
Conclusion
Pepe Mujica a prolongé et approfondi la politique de son prédécesseur Tabaré Vázquez. Il a su rester sobre dans sa relation au pouvoir, à l’écoute des besoins de ses citoyens et conscient de ceux de sa nation. Sa politique fiscale, économique, ses nombreux investissements, ses avancées sociétales, sa politique étrangère peuvent l’attester. Certains dénonceront son passé criminel au sein des Tupamaros. D’autres verront dans son parcours atypique une résistance farouche et libertaire dédiée aux oubliés. La droite la plus réactionnaire et néo-libérale lui reprochera ses décisions progressistes et sa régulation de l’économie. La gauche la plus intellectuelle et embourgeoisée pointera du doigt son manque d’interventionnisme d’État. Pepe Mujica ne plaît guère à tout le monde. Et il est plutôt de bon augure que de ne pas être apprécié par des esprits renfermés derrière leur tour dorée, manquant de nuances ! La Constitution de son pays ne prévoyant qu’un quinquennat, Pepe Mujica ne se représente pas. Il quitte son poste de président le 1er mars 2015, en laissant l'économie du pays relativement en bonne santé, et avec une stabilité sociale meilleure que celle des pays voisins. À l'âge de 89 ans et atteint d'un cancer de l'œsophage contre lequel il lutte depuis avril 2024, il donne une longue interview au New York Times en août 2024, dans laquelle il expose sa philosophie pour une vie heureuse et dénonce la dictature du marché qui entraîne l'humanité dans une course insatiable à la consommation.